Tunisie: An III de la révolution

C'est le titre d'une étude faite par un certain Denis Bauchard publiée par l'institut français des relations internationales (IFRI) qui est, en France, le principal centre indépendant de recherche, d’information et de débat sur les grandes questions internationales.

Si j'en parle c'est que cette étude est très proche de la réalité..

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La Tunisie a été, le 14 janvier 2011, le premier pays arabe à rejeter un pouvoir autocratique par un soulèvement pacifique mobilisé avec un slogan qui s’est révélé efficace: «Dégage». Elle a été un élément précurseur dans les mouvements révolutionnaires qui ont affecté le monde arabe. Ce pays dispose de tous les atouts – niveau élevé d’éducation, élites de qualité, système économique viable, existence d’une société civile active et d’une classe moyenne forte, pratique d’un islam modéré – pour construire un modèle démocratique.

Deux ans se sont écoulés: à l’aube de l’an III de la révolution, quel bilan peut-on en tirer? Comparés à d’autres pays comme l’Égypte, la Syrie ou le Yémen, le bilan et les perspectives sont certes moins préoccupants. Cependant, la Tunisie connaît, à la suite de l’assassinat le 6 février 2013 de l’opposant de gauche Chokri Belaïd, une crise profonde qui semble remettre en cause un pouvoir dominé par le parti islamiste Ennahdha, voire le processus vers la démocratie.

[...] Quels sont les scénarios possibles d’évolution? [...]

La crise gouvernementale actuelle, ouverte par le meurtre de C. Belaïd, semble en cours de solution: l’intérêt mutuel des forces politiques tunisiennes l’a rendu possible. Les scénarios à plus long terme sont naturellement plus difficiles à formaliser, compte tenu du caractère très fluide de la situation. On peut tout au moins dégager quelques schémas types d’évolution.

Scénario blanc

Après la formation du nouveau gouvernement, l’élaboration de la Constitution est remise vigoureusement sur les rails et débouche sur un texte adopté par la majorité des deux tiers de l’Assemblée constituante, permettant ainsi d’organiser, comme l’a annoncé le Premier ministre, des élections législatives en octobre ou novembre 2013, puis une élection présidentielle. Ennahdha vaincu de justesse aux élections, les nouvelles institutions fonctionnent avec un président consensuel, un gouvernement dirigé par un représentant du pôle libéralo-progressiste: Ennahdha entre dans l’opposition mais joue le jeu de la démocratie.

Scénario vert

Ennahdha, bien qu’il ait lâché les portefeuilles sensibles de l’Intérieur et de la Justice, continue de fait de contrôler le pouvoir. Un projet de Constitution d’inspiration largement islamiste est adopté, non par l’Assemblée – la majorité des deux tiers n’étant pas atteinte –, mais de justesse par référendum. Ennahdha, avec l’appui des partis salafistes, emporte les élections législatives et présidentielle. L’ordre islamiste s’installe, noyaute l’administration et commence, grâce à un Parlement à sa dévotion, à remettre en cause les dispositions actuelles du statut personnel et du Code pénal.

Scénario noir

Malgré la constitution d’un nouveau gouvernement, la contestation de l’opposition s’affirme, les Ligues de protection renforcent de fait leur emprise et servent de courroie de transmission au gouvernement. Les incidents violents se multiplient avec une influence croissante des éléments salafistes. Le désordre s’installe, les affrontements entre les deux composantes de la société tunisienne se multiplient. Les élites modernistes s’exilent. Le pays tombe progressivement dans le chaos.

Scénario gris

Après la mise en place du nouveau gouvernement, le projet de Constitution est adopté assez rapidement grâce à la volonté des deux camps d’arriver à une solution de compromis. Ce compromis comporte de nombreuses ambiguïtés, susceptibles de plusieurs interprétations possibles. Un président consensuel est élu à la tête de l’État. Les sélections ne permettent pas de dégager une claire majorité: un gouvernement de coalition est mis en place avec une participation d’Ennahdha, le Premier ministre apparaissant comme un arbitre soucieux de promouvoir les réformes indispensables.

Il est probable que la réalité sera tout autre, avec certes des risques de violences, mais aussi la volonté de préserver l’acquis et la cohésion nationale. En fait, la route vers l’instauration d’une véritable démocratie passe par la prise en compte de plusieurs éléments.

  • La Tunisie est un pays où le poids du conservatisme social et religieux reste très fort. L’attachement à l’islam, dans son approche modérée, demeure une référence pour la grande majorité de la population.
  • Le clivage entre une Tunisie émergente et prospère, celle de Tunis et des côtes, et celle de l’intérieur et du Sud, pauvre et sous-développée, loin de se résorber, s’est accentué: la lutte contre les inégalités géographiques et sociales est un objectif majeur pour tout gouvernement.
  • Comme on l’a vu, la Tunisie est, parmi les pays arabes, celui qui dispose des meilleurs atouts pour cheminer vers la démocratie: une élite de qualité, une classe moyenne importante, une société civile engagée, un acquis social, l’arrivée sur le marché du travail de générations de jeunes diplômés soucieux d’entrer dans la vie active, un islam à dominante modérée, un modèle économique viable même s’il demande des réformes, une ouverture sur le monde... La Tunisie est en quelque sorte le laboratoire de la démocratie arabe.
  • Sur le plan politique, Ennahda représente une force incontournable, qu’il soit au pouvoir ou dans l’opposition. Les institutions ne pourront bien fonctionner que si cette force trouve sa place et adhère au système politique. Un nécessaire dialogue doit donc s’établir entre les deux pôles de la vie politique tunisienne.

La situation reste très fluide et très ouverte: les jeux ne sont pas faits. Les audiences respectives des deux courants qui traversent la Tunisie, les pôles islamo-conservateur et libéralo-progressiste, sont assez comparables en soutien dans l’opinion publique. La victoire des premiers est largement due aux divisions et à la désorganisation des seconds. Mais cela peut changer si l’opposition parvient à offrir un programme de gouvernement crédible et s’organise efficacement.

S’il existe une majorité qui, de part et d’autre, souhaite construire un nouvel État tunisien, plus démocratique, les risques de dérapage et de violence existent, pouvant venir d’éléments islamistes mais également de provocations venant des nostalgiques de l’ancien régime.

Les prochains mois seront décisifs, non seulement pour la Tunisie mais pour le monde arabe. La Tunisie a effectivement tous les atouts pour réussir son passage à la démocratie. Un échec à Tunis serait lourd de conséquences et donnerait raison à ceux qui estiment que les Arabes ne sont pas mûrs pour la démocratie. Il est clair cependant que rien ne sera comme avant et que le processus vers la démocratie, qui ne peut être que long et douloureux, est dans le monde arabe comme ailleurs irréversible.


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